Procureur général près la Cour de cassation
courdecassation.fr
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A l’heure où telle une lame de fond, une tribune a recueilli plus de 7000 signatures de magistrats, de greffiers et d’avocats qui exigent une justice proche, humaine et qui se traduise par des décisions de qualité rendues dans des délais raisonnables, je voudrais rappeler que, juges ou procureurs, nous sommes magistrats et que nous exerçons un « métier passion ».
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La crise que nous vivons et que nul ne peut nier aujourd’hui est là : conditions de travail intenables dans les juridictions du fond, souffrance, perte de sens. La tribune, qui dénonce une Justice qui déshumanise et maltraite les justiciables ainsi que ceux qui œuvrent à son fonctionnement, rejoint en réalité le constat de nombreux Français qui estiment la justice trop lente et déshumanisée.
Cette situation, qui est au cœur du travail des Etats généraux qui se déroulent en ce moment, est en fait la conséquence de plusieurs facteurs qui sont connus depuis longtemps tout comme le sont les remèdes nécessaires.
Quels sont ces facteurs ?
Un manque de considération et de reconnaissance pour la Justice et celles et ceux qui la rendent. En forçant un peu le trait, on a parfois l’impression que les juges indiffèrent ou insupportent.
Une inflation législative (plus de 40 réformes de droit pénal et procédure pénale en 18 ans) et une « fait-diversification » du droit pénal avec des lois suscitées par l’émotion et dont la qualité, notamment en termes de cohérence du droit et de lisibilité de la norme, laisse parfois à désirer.
Un accroissement exponentiel de l’activité des juges et des procureurs qui ne s’est pas accompagné d’une augmentation des moyens à la hauteur des tâches nouvelles à accomplir. Comme le souligne la Cour des comptes, « faute d’une capacité du ministère de la Justice à améliorer son organisation, le rythme de ces réformes contribue à l’augmentation des délais de traitement des affaires.
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Dans la quête d’une justice à qui on demande toujours plus, ce manque de moyens s’est traduit par une logique productiviste dans laquelle la qualité est passée au second plan, derrière une logique de flux et de recherche constante d’un taux de couverture positif, c’est-à-dire d’une situation où, dans une juridiction, il y a plus d’affaires sorties que d’affaires entrées. C’est cela que refusent les jeunes magistrats.
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Parce qu’il s’agit de choisir l’orientation de la procédure et donc déjà de juger, le magistrat du parquet est un magistrat et doit le rester pour mieux protéger la liberté individuelle, en toute impartialité, une impartialité qui n’est pas celle du juge qui, lui seul, porte une appréciation sur le bien-fondé d’une accusation en matière pénale. Ce n’est pas le cas du ministère public qui quelque part est nécessairement partial en ce qu’il croit à la culpabilité de celui qu’il poursuit. L’impartialité du ministère public renvoie à une exigence différente : celle d’enquêter à charge et à décharge et de veiller à la proportionnalité des moyens employés au cours des enquêtes.
Tout est lié. C’est parce qu’il est magistrat et appartient à l’autorité judiciaire que, comme le souligne le Conseil constitutionnel dans ses décisions des 22 juillet 2016 et 8 décembre 2017, le ministère public exerce librement, en recherchant la protection des intérêts de la société, son action devant les juridictions. Et c’est encore parce qu’il appartient à l’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, qu’il a un pouvoir de direction et de contrôle direct et effectif de la police judiciaire, principe à valeur constitutionnelle comme l’a rappelé le Conseil constitutionnel dans sa décision du 10 mars 2011.
Sans indépendance, il n’y a en effet pas d’impartialité et sans impartialité, il n’y a pas de justice. Il ne saurait donc y avoir de justice de qualité sans parquet indépendant et impartial. Pour le traitement des affaires pénales, les juges ont besoin d’un parquet fort, indépendant et impartial, et non de fonctionnaires aux ordres du gouvernement. Car c’est bien l’appartenance au même corps judiciaire et le fait qu’ils prêtent le même serment qui garantissent une éthique et une déontologie communes des magistrats du siège et du parquet.
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La seconde question structurelle est celle de la consolidation de l’indépendance du parquet par un renforcement de ses garanties statutaires, ce qui fait d’ailleurs perdre à la première question une grande partie de sa pertinence.
La nature du parquet français est hybride : soumis à l’autorité hiérarchique, il est chargé de mettre en œuvre la politique pénale déterminée par le gouvernement conformément à l’article 20 de notre Constitution. Mais il exerce librement l’action publique dans les affaires individuelles, cette liberté étant illustrée par quatre éléments particulièrement forts :
- La théorie des pouvoirs propres selon lequel tout acte du magistrat du parquet produit pleinement ses effets, quand bien même il serait en contradiction avec une instruction de son chef hiérarchique
- Le principe de la liberté de parole à l’audience
- L’interdiction faite au garde des sceaux de donner des instructions dans les affaires individuelles
- L’indépendance à l’égard des juridictions et des parties qui interdit les injonctions et les critiques de la juridiction au parquet, ainsi que sa récusation.
Ces quatre éléments forts sont bien la marque de l’authentique autorité de magistrat que lui confèrent les textes. La reconnaissance de ces prérogatives autonomes du parquet est donc bien une donnée inhérente au ministère public : comment en effet s’assurer, dans une société démocratique, que les responsables publics fassent l’objet d’enquêtes et de poursuites pour les infractions qu’ils auraient commises sans la garantie d’un parquet indépendant dans l’exercice de ces prérogatives.
Il est donc nécessaire de mettre les modalités de gestion de sa carrière en accord avec ses prérogatives et ses responsabilités afin que l’on puisse avoir la certitude qu’elles sont exercées sans risque de pressions ou d’influences. Pour faire disparaître le venin de la suspicion, il est nécessaire de faire évoluer le statut du parquet dans le sens d’un alignement des deux régimes statutaires du siège et du parquet tant sur le plan des nominations que sur celui du régime disciplinaire.
Cette nécessaire évolution constitue un triple enjeu, un enjeu juridique, un enjeu de confiance des citoyens dans l’institution judiciaire, enfin un enjeu de crédibilité et de morale politique si l’on admet que celle-ci est fondée sur les notions de loyauté, de sincérité et de volonté. En effet, les nombreux engagements pris depuis 20 ans mais jamais tenus par des élus et candidats à la présidence de la République en vue d’un rapprochement des statuts, ont fait de cette réforme l’Arlésienne de la Vème République.